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Tout le monde n'a-t-il pas un peu un TOC ?

Dans l’éditorial d’aujourd’hui, Lucienne Spencer (Université de Bristol) discute des torts de la dépathologisation des troubles mentaux graves, et aborde plus particulièrement le TOC. Cet éditorial court est basé sur un article plus long et plus complet « Tout le monde n’a-t-il pas un peu un TOC ? Les préjudices épistémiques de la dépathologisation injustifiée » coécrit avec la Pr Havi Carel et publié en accès libre dans Philosophy of Medicine.

Tout le monde n’a-t-il pas un peu un TOC ?

La Fondation pour la Santé Mentale1 rapporte que “les personnes souffrant de problèmes de santé mentale sont parmi celles qui ont le moins de chances, parmi tous les groupes souffrant d’une maladie ou d’un handicap à long terme, de trouver un emploi, d’avoir une relation stable et durable, de vivre dans un logement décent [ou] d’être socialement intégrées dans la société”2. Compte tenu du déclin mondial de la santé mentale à la suite de la pandémie de coronavirus, il n’a jamais été aussi urgent de s’attaquer à la marginalisation des personnes souffrant de maladies psychiatriques. Selon la littérature, cette marginalisation est le résultat d’attitudes sanistes qui dépeignent les personnes atteintes de maladies psychiatriques comme “dangereuses et effrayantes”, “incapables de participer à des activités ‘normales’” et “moralement répugnantes”. 

Si certaines maladies psychiatriques (comme la schizophrénie et d’autres formes de psychose) sont fondamentalement marquées par de la stigmatisation, d’autres pathologies psychiatriques peuvent également être exposées à la banalisation. Avez-vous déjà entendu quelqu’un dire : “Le match de football d’hier soir m’a donné un syndrome de stress post-traumatique”, “Je ne peux pas gérer les situations sociales, je suis tellement autiste” ou même “J’adore ranger ma cuisine, j’ai un TOC léger” ? Lorsque nous prenons ainsi à la légère les maladies psychiatriques, nous risquons de réduire une affection grave à un simple trait de personnalité. Par conséquent, les personnes atteintes de ce type de maladies psychiatriques sont plus susceptibles d’être confrontées au scepticisme quant à la gravité de leur maladie ; d’être caractérisées comme étant “comme tout le monde”, mais d’être étiquetées comme “difficiles”, “manipulatrices” ou “en quête d’attention”. Par conséquent, si ces maladies font toujours l’objet d’une stigmatisation systématique, elles peuvent également être banalisées. Nous appelons cette opération simultanée de stigmatisation et de banalisation d’une maladie psychiatrique “dépathologisation abusive”.

Notre article utilise le TOC comme étude de cas pour porter l’attention sur un préjudice spécifique qui peut émerger d’une dépathologisation abusive : l’injustice épistémique. Fricker3 fut la première à formuler l’idée d’injustice épistémique pour conceptualiser un type d’injustice négligé, dans lequel les préjugés nous encouragent à croire que certaines personnes marginalisées (comme les femmes, les Noirs ou les handicapés) sont moins ‘compétents’ et que donc, leur parole ne devrait pas être prise au sérieux. Par conséquent, il est moins probable qu’on leur demande des informations, elles sont exclues de la création et du partage des connaissances, et leurs interprétations des expériences sociales ont moins de chance d’être considérées comme valides. Fricker identifie deux formes principales d’injustice épistémique : l’injustice testimoniale (lorsque les préjugés amènent un auditeur à se méfier ou à ne pas prendre au sérieux le témoignage d’un orateur) et l’injustice herméneutique (lorsque des préjugés provoquent des lacunes dans notre compréhension sociale, de sorte que les expériences des groupes marginalisés sont ignorées). L’une des principales formes d’injustice herméneutique est “l’ignorance herméneutique délibérée”4, par laquelle les ressources herméneutiques développées par un groupe marginalisé sont délibérément mal comprises par le groupe dominant. Notre article soutient que les personnes qui souffrent de TOC sont particulièrement vulnérables à l’injustice testimoniale et à une forme unique d’ignorance herméneutique volontaire.

Premièrement, si le trouble obsessionnel-compulsif n’est pas perçu comme étant aussi complexe ou débilitant que le prétend la personne, les témoignages qui vont au-delà des aspects acceptables de l’affection ne sont pas pris au sérieux. Prenons l’exemple de TOC suivant, dans lequel l’obsession de la personne se focalise sur une peur déclenchée par la perspective d’une activité quotidienne telle que traverser une route ou utiliser un couteau de cuisine. La peur obsessionnelle de se faire mal l’empêche de réaliser ces activités quotidiennes5. Suite à une banalisation, de tels témoignages sont souvent rejetés comme exagérés, une excuse pour la paresse ou simplement comme faux parce qu’ils ne correspondent pas au stéréotype positif du TOC. Dans ce cas, la banalisation du TOC peut entraîner le rejet du diagnostic et de la demande de soutien comme illégitimes. Il s’agirait d’un cas d’injustice testimoniale.

Deuxièmement, une ignorance herméneutique délibérée peut se produire si un terme de diagnostic, comme celui de “TOC”, est détourné par ceux qui ne sont pas atteints de cette maladie. Plutôt que d’utiliser ce terme pour désigner une maladie psychiatrique grave, les “TOC” sont souvent utilisés pour décrire une simple tendance à l’ordre et à l’organisation. Ainsi, une maladie psychiatrique aux multiples facettes a été réduite à un trait de personnalité. Une recherche de l’expression “légèrement TOC” sur Twitter donne d’innombrables résultats, utilisés dans des déclarations telles que “Toilettes désinfectées régulièrement et éviers nettoyés à fond. Je suis devenu légèrement obsessionnel-compulsif”6. Ou “Alors, que fait une personne légèrement obsessionnelle-compulsive pendant une quarantaine volontaire de 14 jours ??? Oui, elle nettoie TOUT ! Aujourd’hui, c’était le tiroir Tupperware…”7. En déformant la signification du terme “TOC”, les personnes en position dominante (dans ce cas, celles qui ne souffrent pas d’une maladie psychiatrique) privent les personnes atteintes d’un terme essentiel pour exprimer la nature de leur maladie. Ce faisant, l’étiquette a été privée de son pouvoir en tant que ressource herméneutique pour les personnes atteintes.

En utilisant le TOC comme étude de cas, nous avons montré que la dépathologisation injustifiée peut donner une image partielle et trompeuse du trouble comme un simple trait de personnalité, plutôt qu’une maladie légitime. Comme les symptômes débilitants de la maladie psychiatrique sont absents de cette image, les témoignages concernant la gravité de la maladie peuvent être discrédités, et les ressources herméneutiques qui saisissent les aspects cliniques de la maladie, réaffectées. Par conséquent, même si l’individu continue d’être stigmatisé en vertu de son statut de “malade mental”, son trouble est dépathologisé, le TOC étant réduit à un simple trait de personnalité. Ces pratiques discursives modifient non seulement la façon dont nous parlons du TOC, mais aussi la façon dont nous y pensons et comment nous le comprenons. En tant que nouvelle contribution à la littérature, nous espérons que le concept de dépathologisation injustifiée pourra mettre en lumière d’autres cas d’injustice épistémique dus à l’association paradoxale de la stigmatisation et de la banalisation.

Les mots ou notions suivants peuvent être recherchés dans un dictionnaire, ou une encyclopédie (Wikipédia), les définitions suivantes ne sont que des raccourcis contextuels probablement incomplets:

  • banalisation : présentation des troubles mentaux comme quelque chose de trivial, forme de rejet de l’importance de la santé mentale, qui empêchent les individus qui recherchent de l’aide de bien se faire diagnostiquer et traiter, mais aussi d’être acceptés dans la communauté.
  • dépathologisation : fait de ne pas considérer une personne atteinte d’une pathologie comme étant souffrante d’un trouble, mais comme ayant une personnalité difficile (banalisation) ou encore comme étant déviante par rapport à la norme (stigmatisation).
  • ignorance herméneutique : ignorance due à des préjugés qui empêchent d’interpréter correctement une situation ou ici une maladie.
  • injustice épistémique : préjudice subi par une personne à qui on refuse le crédit de sa contribution à l’élaboration de l’information et/ou de le connaissance. L’injustice épistémique se produit lorsque des personnes malades sont dépréciées, réduites au silence ou que leurs témoignages sont ignorés en raison de préjugés qui les dépeignent comme irrationnelles ou peu fiables.
  • psychophobie : voir sanisme
  • sanisme : construit comme les mots ‘racisme’, ou ‘sexisme’, le sanisme est le phénomène (internalisé ou explicite) de rejet, de discrimination, ou d’oppression envers les personnes souffrant (ou supposées souffrir) de troubles psychiques.
  • stigmatisation : réprobation sociale qui touche un individu ou un groupe social qui contrevient à l’ordre, ou la norme sociale. Les stigmatisés peuvent choisir de cacher l’identité socialement vue comme étant déviante, ou encore se l’approprier et la revendiquer.

Une version longue de cet article est ici
Une version courte de cet article est ici
La version ci-dessus a été adressée directement par l’auteur Lucienne Spencer à l’AFTOC pour traduction par l’AFTOC à destination de son public : c’est une version de longueur intermédiaire.

1 Depuis 1949, la Mental Health Foundation (Fondation pour la Santé Mentale) est la principale organisation caritative britannique pour la santé mentale de tous. La prévention étant au cœur de son action, cette fondation cherche à expliquer les  problèmes de santé mentale.
2 Voir Mental Health Foundation (2021): Stigma and discrimination.
3 Miranda Fricker 2007. Epistemic injustice: power and the ethics of knowing. Oxford: Oxford University Press.
4 Pohlhaus, G 2012. Relational Knowing and Epistemic Injustice: Toward a Theory of Wilful Hermeneutical Ignorance. Hypatia 27(4): 715–735.
5 Time To Change (2012). So, why don’t you drive then? [Accédée 15 Jan. 2021]
6 Robinson, Lainely (herladyshp15) 4:41 PM · Apr 5, 2020. Tweet.
7 Radvanovsky, Sondra (SondraRadvan) 10:11 PM · Mar 17, 2020. Tweet.

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